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Le juge peut-il forcer un artiste à réaliser une œuvre promise ?

Installation_view_of_We_The_PeopleLe 24 juin dernier, la Cour de Rotterdam (Pays-Bas) a rendu un jugement remarqué en matière artistique.

Bert Kreuk, un collectionneur d’art néerlandais, poursuivait l’artiste conceptuel de double nationalité danoise et vietnamienne Danh Vo, lui reprochant de ne pas lui avoir livré d’œuvre pour l’exposition “Transforming the known” qu’il organisait au musée municipal de la Haye (Gemeentemuseum). Kreuk réclamait à l’artiste la somme de 898.000 €.

Si le juge a donné raison au collectionneur d’art, il n’a pas pour autant condamné Vo au paiement d’une telle somme mais l’a enjoint de remplir son contrat, c’est-à-dire “créer une œuvre qui, au premier regard, notamment du fait de sa taille, doit impressionner celui qui la regarde.”

Les représentants de Vo niaient, en l’absence d’écrit, l’existence d’un contrat. Le juge a estimé qu’il y avait suffisamment de preuves de l’existence d’un accord entre le collectionneur d’art et l’artiste pour que ce dernier soit obligé.

Son père ayant eu un accident cérébral peu de temps avant l’exposition, Vo avait prévenu Kreuk qu’il n’était pas certain d’être en mesure d’assurer l’exposition à la Haye.

Kreuk avait répondu qu’il comprenait que l’artiste ne soit pas en mesure de créer quelque chose de spécial mais qu’il ne souhaitait pas rester les mains vides.

Vo avait finalement envoyé une petite œuvre à Kreuk, accompagnée d’une offre de contrat de prêt pour la pièce. Or, Kreuk réclamait une œuvre inédite qu’il pourrait acquérir suite à l’exposition.

Estimant la faute de Vo caractérisée, le juge a appliqué l’article 7:407 du Code civil néerlandais selon lequel :

“Lorsque deux personnes sont engagées, chacune d’elle l’est vis à vis de l’autre de façon illimitée lorsqu’elle défaille dans la réalisation de sa mission, à moins que cette défaillance ne soit pas de son fait.”

L’application de ce texte a conduit à la condamnation de Vo à créer pour le musée municipal de la Haye une ou deux œuvres remplissant une pièce et les délivrer sous peine de payer une astreinte de 10.000 € par jour de retard, limitée à 350.000 €.

Une telle situation serait-elle envisageable en droit français ?

L’article 1142 du Code civil français prévoit que :

« Toute obligation de faire ou de ne pas faire se résout en dommages et intérêts en cas d’inexécution de la part du débiteur. »

Toutefois, les juges nuancent ce principe avec les dispositions selon lesquelles d’une part, « les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites » (Article 1134 du Code civil), d’autre part, « le créancier ne peut être contraint de recevoir autre chose que celle qui lui est due, quoique la valeur de la chose offerte soit égale ou même plus grande » (Article 1243 du Code civil).

En conséquence, contrairement à ce que prévoit l’article 1142 du Code civil, les magistrats français vont privilégier l’exécution en nature de l’obligation.

Cela laisse penser que les magistrats français pourraient forcer un artiste, notamment par le biais d’une astreinte, à réaliser l’œuvre qu’il a promise à un collectionneur d’art.

Or, tel n’est pas le cas.

Il est généralement admis que les obligations en matière littéraire et artistique bénéficient d’une régime de faveur et donc de l’application littérale de l’article 1142 du Code civil. Le caractère personnel de l’obligation souscrite exclut en cette matière toute exécution forcée.

L’artiste qui s’est engagé à réaliser une œuvre artistique ne peut être contraint, même par le biais de l’astreinte, à achever son œuvre ou même à la livrer, une fois achevée, son droit moral le rendant seul et discrétionnairement maitre de la divulgation.

Le projet d’ordonnance de réforme du droit français des obligations élaboré par la chancellerie prévoit que « le créancier d’une obligation peut, après mise en demeure, en poursuivre l’exécution en nature, sauf si cette exécution est impossible ou si son cout est manifestement déraisonnable » (Article 1222). Se pose donc la question de la future interprétation par les magistrats de « l’impossibilité d’exécution » dans le domaine artistique.

Mais il semble peu probable qu’une révolution soit à attendre dans ce domaine ; le recours à l’astreinte ne garantit pas que l’œuvre promise sera correctement réalisée et qu’elle aura toutes les qualités attendues par son commanditaire.

Il est intéressant de noter que dans la bataille médiatique publique ayant suivi le jugement rendu le 24 juin, Danh Vo et son avocat ont estimé qu’en étant forcé, l’artiste avait vu sa liberté artistique restreinte. Il lui était difficile de produire une œuvre sur injonction.

Le Code Civil hollandais (« Burgerlijk Wetboek ») prévoit, en son article 3:296, que la nature de l’obligation envisagée peut empêcher l’obligation de son exécution par voie judiciaire.

Les travaux préparatoires de cet article mentionnent l’exemple d’un auteur qui, s’étant obligé vis-à-vis de son éditeur, ne délivre pas l’œuvre promise. L’éditeur ne peut obtenir l’exécution forcée de l’œuvre ; il ne peut qu’espérer obtenir des dommages et intérêts.

Or, dans l’arrêt rendu le 24 juin, il n’est aucunement fait mention de l’essence de l’obligation. Le juge a décidé que l’artiste devait délivrer une « œuvre remarquable », appréciation éminemment subjective n’appartenant qu’à celui qui contemple l’œuvre.

En juillet 2015, Vo, qui va se pourvoir en appel, a proposé de répondre à sa condamnation par le production d’une œuvre murale géante avec pour texte : “SHOVE IT UP YOUR ASS, YOU FAGGOT”

Brigitte Spiegeler et Alexis Dana