Le 1er décembre 2022, le Tribunal judiciaire d’Overijssel aux Pays-Bas a tranché, dans le cadre d’une procédure de référé, un litige concernant la sculpture en bronze « Le Grand Couple » d’Henri Etienne-Martin (1913-1995).[1] La sculpture se trouvait depuis 1968 sur le terrain du complexe hôtelier « Hotel Bad Boekelo », aux Pays-Bas, terrain appartenant anciennement à la Royal Dutch Salt Industry (ci-après « KNZ »).
En 2022, le propriétaire actuel de l’hôtel entreprend de faire déterrer la sculpture avec son socle en béton, et de la mettre aux enchères à Paris par le biais de Christie’s, qui a vendu une sculpture similaire de l’artiste pour une somme de 150 000 euros en 2020. [2]
La commune d’Enschede s’oppose alors à cette vente et revendique la propriété de la sculpture. Elle considère que la sculpture avait été donnée en 1968 à la « communauté locale » de Boekelo, un village dépendant de sa municipalité, par la Royal Dutch Salt Industry (KNZ) pour marquer le cinquantième anniversaire de la KNZ, et le lien du village avec l’industrie du sel. En effet, en 1918, la première usine de la KNZ aux Pays-Bas se trouve à Boekelo et de nombreux habitants du village ont travaillé pour la KNZ.
Il n’y a pas d’acte notarié attestant de ce don mais il existe des coupures de journaux mentionnant que cette sculpture a été « donné » à la « communauté de Boekelo » et a été inaugurée en présence du maire, de représentants municipaux, et de directeurs d’entreprise.
La commune d’Enschede estime ainsi que le don en 1968 à la « communauté de Boekelo » doit être comprise par extension comme un don à la municipalité d’Enschede, ce qui fait d’elle la propriétaire légitime de la sculpture.
Sur ce fondement, la municipalité d’Enschede exigeait donc la restitution de la sculpture en référé, l’urgence étant caractérisée par la vente aux enchères imminente.
Le propriétaire du complexe hôtelier considérait quant à lui :
- Que le don n’était pas juridiquement établi et qu’il ne pouvait, en tout état de cause, être compris comme un don à la municipalité d’Enschede.
- Qu’il était devenu propriétaire par accession de la sculpture au terrain.
- A titre subsidiaire, qu’il était devenu propriétaire de la sculpture par la prescription acquisitive.
Il revenait au juge des référés, juge de l’urgence et de l’évidence, d’évaluer s’il était suffisamment plausible que le juge du fond considère que la commune d’Enschede était actuellement propriétaire de la sculpture et partant, s’il pouvait accueillir ses demandes dans le cadre de la procédure de référé.[3]
Afin de répondre, il lui revenait de se prononcer sur deux points :
- La demanderesse (la commune d’Enschede) a-elle rendu suffisamment plausible que le don de la sculpture à la « communauté locale » de Boekelo puisse être considéré par extension comme un don à la municipalité d’Enschede ?
- Le défendeur a-t-il été rendu suffisamment plausible qu’il est devenu propriétaire de la sculpture par accession immobilière ou par prescription acquisitive ?
Le Tribunal a considéré qu’il n’était pas nécessaire de développer la réponse à la première question, car il était suffisamment plausible qu’il soit jugé dans une procédure au fond que, même à suppose que la commune d’Enschede ait été propriétaire de la sculpture à un moment donné, le défendeur était devenu depuis propriétaire de la sculpture par accession immobilière, et, à défaut, par prescription acquisitive.
Focus sur le raisonnement du Tribunal concernant l’accession immobilière :
L’article 5:20 §1.e du Code civil néerlandais dispose :
« La propriété foncière comprend, dans la mesure où la loi n’en dispose pas autrement : e. les bâtiments et ouvrages unis de façon permanente au terrain, soit directement, soit par association avec d’autres bâtiments et ouvrages [… »
Selon une jurisprudence constante de la Cour de cassation des Pays-Bas, le fait qu’un bâtiment ou un ouvrage soit uni au terrain de manière permanente dépend de la question de savoir si, par sa nature et sa conception, il est destiné à rester en permanence sur le site.[4]
Le juge des référés a pris en considération les éléments suivants :
– « La sculpture de 250 à 500 kilos était fixée sur un socle en béton. Une fondation en béton avait été creusé dans le sol pour soutenir l’ensemble. Les deux blocs de béton avaient été fixés l’un à l’autre par des fils en acier ; – Sur le terrain, un chemin pavé menait à la sculpture et la plaque signalétique située à côté était également solidement ancrée dans le sol ; – La sculpture est restée au même endroit sur le terrain (qui appartenait à l’origine à la KNZ) jusqu’au 26 août 2022. » A la lumière des faits susmentionnés, le juge des référés a estimé suffisamment plausible que la sculpture, par sa nature et sa conception, était destinée à rester de manière permanente sur le site, et qu’il était donc question en l’espèce d’accession. L’accession correspond à « l’hypothèse où une chose mobilière ou immobilière est incorporée à un immeuble, de telle sorte qu’une union se crée entre les deux biens qui ne formeront plus qu’un seul et même bien. » [5] Il est ainsi plausible que le propriétaire de l’Hotel Bad Boekelo soit, du fait de l’accession, devenu propriétaire de la sculpture lors de l’achat du terrain et du complexe hôtelier en 2011. |
A défaut, le juge des référés considère qu’il est suffisamment plausible que, dans le cadre d’une procédure au fond, le juge considère que le défendeur est devenu propriétaire par le jeu de la prescriptive acquisitive.
Focus sur le raisonnement du Tribunal concernant la prescription acquisitive :
En effet, s’il n’est pas question d’accession, la sculpture est restée un bien mobilier. Conformément à l’article 3:99 du Code civil néerlandais, concernant un bien mobilier, le possesseur de bonne foi est réputé en être devenu propriétaire trois ans après en avoir pris possession, si la possession est paisible, continue, publique et non équivoque.
Depuis qu’il a acquis le terrain en 2011, le propriétaire de « Hotel Bad Boekelo » s’est comporté en propriétaire de l’œuvre en entretenant la sculpture. Le juge des référés en a déduit qu’il était suffisamment plausible que le juge du fond considère que la possession a commencé à courir à compter de 2011, à condition que le défendeur soit de bonne foi, ce que la commune d’Enschede ne conteste pas. Par conséquent, il est suffisamment plausible que le juge du fond estime que le défendeur est devenu propriétaire de la sculpture, en tant que possesseur de bonne foi par le jeu de la prescription acquisitive, à l’issue d’un délai de trois ans à compter du début de la possession.
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Le Tribunal judiciaire d’Overijssel rejette les demandes de la commune d’Enschede et la sculpture « Le Grand Couple » va donc prochainement pouvoir être mise aux enchères par Christie’s.
La municipalité d’Enschede peut faire appel du jugement jusqu’au 29 décembre.
Charlotte Scetbon
[1] Tribunal judiciaire d’Enschede, 1er décembre 2022, ECLI:NL:RBOVE:2022:3614
[2] https://www.art.salon/artwork/etienne-martin_le-grand-couple_AID64463
[3] Art. 257 Code de procédure civile néerlandais concernant la procédure en référé : Le Tribunal d’Overijssel, statuant en référé, ne peut rendre un jugement définitif sur l’identité du propriétaire de la sculpture, car ce point ne peut être tranché que dans le cadre d’une procédure au fond.
[4] Cour de cassation néerlandaise, 31 octobre 1997, ECLI:NL:HR:1997:ZC2478
[5] https://aurelienbamde.com/2020/09/16/laccession-immobiliere-naturelle-regime-juridique/