La Cour de justice de l’Union européenne s’est prononcée le 13 novembre 2018 sur l’affaire Levola Hengelo B.V. (Levola) contre Smilde Foods B.V. (Smilde) portant sur la protection d’une saveur d’un produit alimentaire par le droit d’auteur. Voici les faits.
Faits
Levola détient tous les droits de propriété intellectuelle sur le produit « Heksenkaas », un fromage à tartiner fait à partir de fromage et des herbes fraîches. Le produit a été créé en 2007.
Smilde fabrique un produit similaire, le « Witte Wievenkaas », distribué par une chaîne de supermarchés néerlandaise depuis 2014.
Selon Levola, la production et la vente de Witte Wievenkaas par Smilde porterait atteinte à son droit d’auteur sur la saveur de ses Heksenkaas. Levola affirme en effet que la saveur du Heksenkaas doit être considérée comme une création intellectuelle du fabricant et que la saveur du produit alimentaire Witte Wievenkaas fabriqué par Smilde, est une copie de cette œuvre (la saveur) de Levola.
Le tribunal de Gelderland a jugé que, sans qu’il ne soit nécessaire de se prononcer sur la question de savoir si le goût de Heksenkaas pouvait être protégé aux fins de la législation sur le droit d’auteur, la demande de Levola devait en tout état de cause être rejetée, car Levola n’avait pas précisé quels constituants ou combinaisons d’ingrédients attribuaient à Heksenkaas sa saveur unique, son caractère original et un cachet personnel du fabricant[1].
Le tribunal d’Arnhem-Leeuwarden a sursis à statuer et a posé à la Cour les questions préjudicielles suivantes:
« 1) a) Le droit de l’Union s’oppose-t-il à ce que la saveur d’un produit alimentaire, en tant que création intellectuelle propre à son auteur, soit protégée au titre du droit d’auteur ? En particulier :
- b) La notion d’ « œuvres littéraires et artistiques » visée à l’article 2, paragraphe 1, de la convention de Berne, qui lie tous les États membres de l’Union, comprend certes « toutes les productions du domaine littéraire, scientifique et artistique, quel qu’en soit le mode ou la forme d’expression », mais les exemples cités à cette disposition concernent uniquement des créations visuelles et/ou auditives : cette circonstance s’oppose-t-elle à une protection au titre du droit d’auteur ?
- c) L’instabilité (potentielle) d’un produit alimentaire et/ou le caractère subjectif de la perception d’une saveur s’opposent‑ils à ce que la saveur d’un produit alimentaire soit considérée comme une œuvre protégée au titre du droit d’auteur ?
- d) Le système de droits exclusifs et de limitations, tel que régi par les articles 2 à 5 de la directive 2001/29, s’oppose-t-il à la protection au titre du droit d’auteur de la saveur d’un produit alimentaire ?
2) Si la réponse à la première question, sous a) est négative :
- a) Quelles conditions doivent être remplies afin que la saveur d’un produit alimentaire bénéficie de la protection au titre du droit d’auteur ?
- b) La protection d’une saveur au titre du droit d’auteur vise-t-elle uniquement la saveur en tant que telle ou (également) la recette du produit concerné ?
- c) Que doit alléguer la partie qui, dans le cadre d’une procédure (d’infraction), invoque la création de la saveur d’un produit alimentaire protégée au titre du droit d’auteur ? Suffit-il que cette partie présente le produit alimentaire au cours de la procédure au juge national afin de le laisser lui-même apprécier, en sentant et dégustant, si le produit alimentaire remplit les conditions pour bénéficier de la protection au titre du droit d’auteur ? Ou la partie requérante doit-elle (également) décrire les choix créatifs faits dans le cadre de la composition de la saveur et/ou de la recette qui permettent que la saveur soit considérée comme une création intellectuelle propre à son auteur ?
- d) Comment le juge national, dans une procédure d’infraction, doit-il déterminer si la saveur du produit alimentaire de la partie défenderesse présente une telle similitude avec la saveur du produit alimentaire de la partie requérante qu’il doit être conclu à une atteinte aux droits d’auteur ? Est-il à cet effet (également) déterminant que les impressions d’ensemble des deux saveurs soient similaires ? ».
Décision de la Cour[2]
La CJUE a déclaré que la saveur d’un produit alimentaire ne pouvait bénéficier de la protection du droit d’auteur que s’il pouvait être classé comme « œuvre ». Cela découle de la directive 2001/29 / CE du Parlement européen et du Conseil du 22 mai 2001 relative à l’harmonisation de certains aspects du droit d’auteur et des droits voisins dans la société de l’information (directive sur le droit d’auteur). La directive sur le droit d’auteur ne contient pas de définition du concept d’œuvre. Le traité de l’OMPI sur le droit d’auteur, auquel l’Union européenne a adhéré par la décision 2000/278 / CE, dispose que les parties contractantes doivent également se conformer aux articles (1 à 21) de la Convention de Berne.
Selon la Convention de Berne, la protection du droit d’auteur comprend également des expressions et pas seulement des idées, des procédés, des méthodes de travail ou des concepts mathématiques en tant que tels.
Par conséquent, eu égard aux exigences de l’application uniforme du droit de l’Union et du principe d’égalité de traitement, la notion d’œuvre doit, en règle générale, être interprétée de manière uniforme dans l’ensemble de l’Union[3].
Compte tenu de ce qui précède, la CJUE a décidé que la saveur d’un produit alimentaire ne peut être protégé par le droit d’auteur que si les conditions suivantes sont remplies :
1) L’objet en question doit être un original en ce sens qu’il représente sa propre création intellectuelle[4] ; et
2) Seuls les éléments qui expriment une telle création spirituelle peuvent être considérés comme une « œuvre »[5]
La CJUE note que le concept d’œuvre implique nécessairement une forme d’expression la rendant identifiable avec suffisamment de précision et d’objectivité. Selon la CJUE, la saveur d’un produit alimentaire – contrairement à une œuvre littéraire, imagée, cinématographique ou musicale, par exemple – pas être identifiée avec précision et objectivité. L’identification de la saveur d’un aliment repose essentiellement sur des sensations et des expériences gustatives, qui sont par définition subjectives et variables, dans la mesure où elles peuvent notamment dépendre des préférences personnelles de la personne qui goûte le produit.
État actuel de l’art et de la science
En outre, selon l’état actuel des moyens techniques et de la science, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire permettant de la distinguer de la saveur d’autres produits similaires n’est pas possible.
La CJUE déclare par conséquent que la saveur d’un produit alimentaire ne peut être qualifiée d’«œuvre » et ne peut donc pas bénéficier de protection par le droit d’auteur.
Le concept d’œuvre
La CJUE considère qu’une œuvre protégée par le droit d’auteur implique nécessairement une forme d’expression de l’objet protégé par le droit d’auteur, qui la rende suffisamment précise et objectivement identifiable, même si cette expression n’est pas nécessairement permanente. De même, la CJUE considère que l’objet en question doit être un original en ce sens qu’il constitue la création intellectuelle de son auteur et que seuls les éléments qui constituent une telle création spirituelle peuvent être classés comme des « œuvres ».
En bref, il doit donc s’agir d’une expression de l’originalité identifiable de manière suffisamment objective et suffisante pour pouvoir être qualifiée d’œuvre. En tant que telles, les idées, les procédés, les méthodes de travail ou les concepts mathématiques ne sont pas soumis à la protection du droit d’auteur.
L’exigence d’une identification suffisamment précise et objective semble avoir été déterminée par la CJUE, conformément à l’avis de l’avocat général, à la suite de sa décision antérieure dans l’arrêt Sieckmann[6]. Il s’agissait toutefois d’une question portant sur les marques : un signe (plus précisément une odeur), qui en tant que tel est visuellement imperceptible, peut-il aussi être une marque ? La CJUE avait estimé que cela était possible, à condition que le signe puisse être représenté graphiquement, notamment à l’aide de chiffres, de lignes ou de caractères, et que la présentation soit claire, sans ambiguïté, complète, facilement accessible, compréhensible, permanente et objective. En outre, depuis l’entrée en vigueur du règlement de l’UE sur les marques et de la directive sur les marques en 2016, l’exigence selon laquelle « un signe puisse être représenté graphiquement » dans le droit des marques ne s’applique plus.
Description pas suffisante ni objective
Dans l’arrêt Heksenkaas, la CJUE affirme que la saveur d’un produit alimentaire ne peut pas être exprimée de manière suffisante et objective, contrairement à une œuvre littéraire, imagée, cinématographique ou musicale. En effet, l’identification de la saveur d’un aliment repose essentiellement sur des goûts et des expériences gustatives, évidemment subjectifs et variables, dans la mesure où ils incluent, sans toutefois s’y limiter et dépendent entre autres de facteurs associés à la personne qui goûte le produit. Ces facteurs peuvent inclure l’âge, les préférences alimentaires et les habitudes de consommation, ainsi que l’environnement ou le contexte dans lequel le produit est consommé.
Cela devrait également s’appliquer à l’identification de l’odeur (d’un parfum). Dans le jugement Kecofa ./. Lancôme, la Cour suprême des Pays-Bas a statué que la protection de l’odeur d’un parfum par le droit d’auteur est fondamentalement possible[7]. À la lumière de cette nouvelle décision de la CJUE, nous pensons néanmoins que même l’odeur d’un parfum ne pourra pas bénéficier de protection par le droit d’auteur, car l’odeur ne peut être exprimée de manière suffisamment précise et objective. L’identification de l’odeur d’un parfum est également essentiellement basée sur les sensations (olfactives) et les expériences (olfactives) de la personne concernée, qui sont évidemment subjectives et changeantes. En outre, la Cour de cassation française a également jugé que les odeurs ne pouvaient pas être protégées par le droit d’auteur[8].
Enfin, la CJCE affirme que, selon l’état actuel des connaissances scientifiques, une identification précise et objective de la saveur d’un produit alimentaire permettant de la distinguer de la saveur d’autres produits similaires n’est pas possible par des moyens techniques.
Ainsi, la CJUE semble à nouveau être guidée par le droit des marques, qui vise à distinguer les produits de différents fabricants. Par le passé des objet soumis à la protection du droit d’auteur ont souvent également été protégés par le droit des marques. Par exemple, les fournisseurs de services IP Shieldmark ont réussi à obtenir la protection de la marque pour le jingle « Pour Elise » de Beethoven. La CJUE a décidé qu’une partition pouvait éventuellement être enregistrée comme une marque auditive. La tentative d’enregistrer le fameux cri de Tarzan – sous la forme d’un sonogramme avec la description écrite des sons – en tant que marque il y a environ dix ans, est cependant restée vaine.
Conclusion
À notre avis, la CJUE a eu raison de dire que la saveur du Heksenkaas ne peut être protégée par le droit d’auteur. Bien que la nature du droit d’auteur implique qu’il dépende toujours du « eye of the beholder » et donc d’un certain degré de subjectivité, un certain degré d’objectivité est cependant nécessaire pour déterminer avec précision la saveur. Même s’il était techniquement possible de déterminer la saveur, il reste à déterminer s’il est également souhaitable de reconnaître un droit d’auteur gustatif. Si la saveur peut être décrite clairement et précisément, cela signifierait que cette description devrait alors être enregistrée dans un registre. Cependant, l’enregistrement n’est pas nécessaire pour l’existence du droit d’auteur. Une différence importante par rapport au droit d’auteur, par exemple sur un livre ou une peinture, est que la seule création suffit à exprimer le sens du droit. Si un droit d’auteur gustatif protégeant la saveur d’un produit alimentaire était possible, la simple création – dans ce cas, d’une boîte de Heksenkaas – ne serait pas suffisante pour exprimer le droit d’auteur. Si les droits d’auteur ainsi que les marques, les dessins et modèles et les brevets devaient être enregistrés dans un registre, la « liberté de droit d’auteur » serait révolue et le droit d’auteur évoluerait considérablement dans le sens du droit des marques. À notre avis, cela ne serait pas souhaitable. Heureusement, la saveur n’est pas contestée à cet égard et nous pouvons d’abord déguster du Heksenkaas, dont la saveur n’est pas protégée par le droit d’auteur.
Brigitte Spiegeler et Ernst van Knobelsdorff[9] [10]
La Haye, le 30 novembre 2018
[1] Tribunal de Gelderland, Jugement du 10 juin 2015, ECLI:NL:RBGEL:2015:4674
[2] CJUE, 13 novembre 2018 C‑310/17.
[3] CJUE, 16 juillet 2009, Infopaq International, C-5/08, EU:C:2009:565, Rn. 27 und 28.
[4] CJUE, 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C-403/08 und C-429/08, EU:C:2011:631, Rn. 97.
[5] CJUE, 16 juillet 2009, Infopaq International, C-5/08, EU:C:2009:565, CJUE 4 octobre 2011, Football Association Premier League e.a., C-403/08 und C-429/08, EU:C:2011:631 Rn. 159
[6] CJUE, 12 décembre 2002, Sieckmann ./. DPM, C-273/00, EU:C:2002:748, Rn. 55.
[7] Hoge Raad, 16 juin 2006, NJ 2006, 585 LANCÔME/KECOFA.
[8] Cour de Cassation, 10 décembre 2013, FR:CCASS:2013:CO01205.
[9] Les deux avocats travaillent au cabinet Heffels Spiegeler Advocaten à La Haye
[10] Avec l’aide de Ouassima Boudouh et Lisa Hollfelder