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Nouvelle condamnation pour Jeff Koons: Art de l’appropriation ou acte de contrefaçon?

L’article 4 de la Déclaration des Droits de l’homme et du citoyen proclame « la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ».  A la lumière de cet enseignement, là où les juges américains recherchent un juste équilibre entre intérêt privé et intérêt public, les juges français restent majoritairement favorables à une conception stricte de la protection des droits de l’auteur sur son œuvre.

Ainsi, alors que Jeff Koons plaidait la liberté d’expression et l’exception légale de parodie, sa société éponyme a été condamnée, le 9 mars 2017, pour contrefaçon par le Tribunal de Grande Instance de Paris.  « Et l’appropriation art dans tout ça ? », s’interrogent déjà certains…

L’« appropriation art », à traduire par « appropriationnisme », est un terme qui a vu le jour dans les années 1960/1970. Il définit la pratique artistique consistant à copier ou reprendre tout ou partie d’une œuvre déjà existante pour en créer une nouvelle, dans un but de réflexion stratégique, de critique ou de parodie.

Elaine Sturtevant est considérée comme la grande inspiratrice du mouvement, suivie par Sherrie Levine, Mike Bidlo ou encore Richard Prince et Jeff Koons. Pourtant, Pablo Picasso, à son époque, affirmait déjà ouvertement trouver son inspiration dans les œuvres de ses maîtres, sans que cela ne pose de réel problème.

Alors, pourquoi ce mouvement est-il si critiqué, aujourd’hui, au regard de la protection des droits de l’auteur de l’œuvre initiale, source d’inspiration, copiée ou partiellement reprise ? Où doit s’arrêter cette protection pour respecter la liberté d’expression prônée par l’article 10 de la Convention européenne des droits de l’homme ?

Ce jugement est l’occasion de revenir sur la façon dont le juge français appréhende ces questions. Plus encore, il est l’occasion de s’interroger sur les différences majeures entre droit français et droit américain. Droit d’auteur versus copyright, fair use, contrefaçon, liberté d’expression sont autant de termes intimement liés mais souvent conflictuels.

 

I/- Le jugement du Tribunal de grande instance de Paris en date du 9 mars 2017

Jean François Bauret, décédé en 2014, était un photographe français réputé qui a, en marge de sa carrière dans la photographie publicitaire, développé un travail personnel de portraits de nus, en noir et blanc. Dans ce contexte, il a réalisé, dans les années 1970, un portrait intitulé Enfants, représentant un garçon et une fille nus. Aucun tirage de cette photographie n’a été vendu, mais elle a fait l’objet d’une édition sous forme de carte postale.

Jeff Koons est un artiste américain – considéré par beaucoup comme avant-gardiste du pop-art –  aux techniques artistiques variées. Qu’il s’agisse de peintures, photographies ou statues, il s’inspire bien souvent, pour créer, d’œuvres existantes et appartenant à d’autres auteurs. Cette technique lui a déjà coûté de nombreux procès, aussi bien en France qu’aux Etats-Unis.

Dans le cas de l’espèce, les héritiers de Jean François Bauret ont découvert, après son décès, l’existence d’une statue de deux enfants nus, intitulée Naked, réalisée par Jeff Koons et présentant des similitudes évidentes avec le travail du photographe défunt. N’ayant encore jamais été exposée, cette statue devait l’être, pour la première fois en France, lors d’une exposition dédiée au travail de Jeff Koons, au centre Georges Pompidou. C’est dans ce cadre-là que les héritiers décident de poursuivre le centre, Jeff Koons et sa société, pour contrefaçon. Bien que la statue n’a finalement pas été exposée, elle est éditée dans les folios du centre Georges Pompidou.

Pour se défendre, la société Jeff Koons ne conteste pas que la photographie Enfants a été, pour l’artiste, une source d’inspiration. Elle ne fait qu’affirmer que Koons l’a transformée en « une œuvre nouvelle et indépendante […] qui porte l’empreinte de sa personnalité ». Elle appuie ses prétentions sur les articles L 112-3, L113-2 et L113-4 du Code de la propriété intellectuelle qui semblent reconnaître à l’œuvre de transformation une protection, sans préjudice des droits de l’auteur de l’œuvre originale.

La société soulève également, pour sa défense, la liberté d’expression, que la Cour européenne des droits de l’homme a déjà fait prévaloir sur les droits d’auteur dans une affaire Asby Donald eta c/France le 10 janvier 2013. Enfin, sera également évoquée l’exception de parodie, prévue par l’article L 122-5 du code de la propriété intellectuelle. Autant d’arguments qui prônent l’appropriationnisme et en font un courant artistique à part entière. A ce titre, il devrait assurer à l’auteur de l’œuvre une protection similaire à celle accordée à l’auteur de l’œuvre initiale.

Pourtant, le Tribunal de grande instance de Paris va rejeter un à un ces arguments, pour faire prévaloir les droits de l’auteur de l’œuvre originale et affirmer que la contrefaçon est constituée. Sur le fondement de l’article L122-4 du code de la propriété intellectuelle, il affirme que l’autorisation de l’auteur de l’œuvre première est toujours nécessaire et qu’elle n’a pas été donnée. Il explique, ensuite, que l’intérêt légitime et la proportionnalité doivent être constitués pour faire primer la liberté d’expression. Enfin, l’exception de parodie implique que l’œuvre initiale soit notoire et que la reprise fasse sourire ou émette une critique, ce qui n’est pas le cas, en l’espèce.

Cette solution aurait-elle pu être différente si le jugement avait été rendu sous l’empire du droit américain ? La société de Jeff Koons aurait-elle eu une chance de voir aboutir ses prétentions et de se voir reconnaître un droit sur son œuvre Naked ?

 

II/- Droit d’auteur versus copyright

En France, le droit d’auteur se décompose équitablement entre le droit patrimonial, qui permet au titulaire du droit de percevoir une rémunération pour l’exploitation de ses œuvres par les tiers, et le droit moral, qui protège les intérêts non économiques de l’auteur.  Aux Etats-Unis, le copyright donne une part beaucoup plus importante à la logique économique relative au droit d’auteur et reconnaît un droit moral beaucoup plus restreint.

Ainsi, pour Pierre N. Leval, juge de la Cour d’appel aux Etats-Unis, le copyright n’est pas un droit inévitable, divin ou naturel qui confère à l’auteur une propriété absolue sur ses créations. Il est conçu pour stimuler l’activité et le progrès dans les arts, pour l’enrichissement intellectuel du public.  C’est sous le prisme de cette définition qu’il convient d’aborder l’exception du fair use, limite au droit d’auteur exclusif prévu par le Copyright Act.

Si les articles 102 à 106a du Copyright Act posent les principes relatifs au droit d’auteur, à la protection qui leur est offerte et aux œuvres bénéficiant d’une telle protection, l’article 107 prévoit quant à lui l’exception, sous le terme de fair use.  A traduire par usage loyal, il permet de réutiliser une œuvre protégée aux fins de critiques, de commentaires, d’information, d’apprentissage etc., sans autorisation de l’auteur de l’œuvre principale, et sans que soit pour autant constituée une quelconque infraction aux droits de l’auteur de l’œuvre initiale.

En France, de telles exceptions au droit d’auteur existent également. Cependant, le juge en donne une stricte application, raison pour laquelle, dans l’affaire commentée ci-dessus, il a écarté les exceptions de parodie et de liberté d’expression. Par ailleurs et même si le droit français reconnaît un droit à un artiste de s’inspirer d’une œuvre existante, sous l’appellation d’œuvre composite, c’est toujours sous réserve de l’autorisation de l’auteur de l’œuvre initiale (comme l’a rappelé le TGI de Paris dans son jugement du 9 mars 2017) ce qui restreint largement les possibilités.

Le fair use est une exception bien plus large et fait l’objet d’une appréciation discrétionnaire, au cas par cas, par les juges qui s’appuient sur 4 critères énoncés par le copyright Act. Ainsi, doivent être pris en considération l’objet et le caractère de l’utilisation de l’œuvre initiale, la nature de cette dernière, la quantité utilisée et la durabilité de l’œuvre initiale et le marché potentiel ou la valeur du travail initial.

C’est par l’application de ces critères qu’est né, aux Etats Unis, la reconnaissance du « derivative work » (œuvre dérivée) qui jouit d’une protection pour la partie nouvelle de l’œuvre reprenant partiellement une œuvre existante. La jurisprudence américaine, dans un arrêt Campbell vs Acuff Rose de 1194, est allée encore plus loin en reconnaissant l’existence d’un « transformative work » (œuvre transformée) qui permet une protection intégrale de l’œuvre nouvelle s’inspirant ou reprenant partiellement une œuvre initiale.

Au regard de cette limite au droit d’auteur, il serait tentant de penser que si la statue Naked avait été attaquée aux Etats-Unis, Jeff Koons aurait eu les moyens d’éviter une condamnation pour contrefaçon. Et pourtant, si en 2006 (Jeff Koons c. Andrea Blanch), la justice américaine avait considéré une œuvre de Jeff Koons, comme un « transformative work » bénéficiant de la protection, elle l’avait condamné pour contrefaçon, en 1989 (Rogers v. Koons), alors qu’il avait plaidé le fair use et la parodie.

Enfin, dans une affaire de 2008, opposant le célèbre appropriationniste Prince à Cariou, la justice américaine a considéré que Prince a bel et bien altéré le travail de Cariou en ajoutant, sur certaines des photographies prises par Cariou, de la peinture ou des collages, et lui a ainsi refusé la protection.

Chers lecteurs, ne partez pas créer aux Etats-Unis ! Si l’argument relatif à l’appropriation a plus de chance d’aboutir, il reste très aléatoire et dépendra, en grande partie, de l’appréciation du juge.

Marion Corvée