En novembre 1984, l’année de sortie de « Purple Rain » Vanity Fair consacre un article à Prince (1958-2016), « Purple Fame ». L’illustration de l’article est une œuvre d’Andy Warhol, réalisée à partir de la photographie de Lynn Goldsmith. Une licence a été accordée pour cette utilisation.
A la mort de Prince en 2016, le magazine Condé Nast publie un numéro ayant en couverture l’une des autres images de la série « Prince » d’Andy Warhol. Après avoir vu le magazine, Lynn Goldsmith intente une action à l’encontre de la Fondation Andy Warhol (ci-après « FAW ») en contrefaçon de droits d’auteur. Après un jugement en première instance, puis un arrêt en appel, l’affaire est en attente d’une décision de la Cour suprême des Etats-Unis, qui devra se prononcer sur la question du fair use (« l’usage loyal ») de l’utilisation de la photographie de Lynn Goldsmith par Andy Warhol, exemptant le cas échéant la FAW de verser une redevance au nom des droits d’auteur pour son exploitation.
Chronologie des faits :
En 1981, la photographe Lynn Goldsmith immortalisait le chanteur Prince (1958-2016) dans une série de photographies.
En 1984, à la demande de Vanity Fair, Lynn Goldsmith concède au magazine Vanity Fair une licence pour que la photographie soit utilisée comme « référence d’artiste », pour un montant de 400 dollars[1].
La licence était concédée pour une utilisation dans le numéro de novembre 1984 de Vanity Fair exclusivement et il était expressément mentionné qu’en « dehors de l’objectif indiqué dans le présent document », la photographie de Goldsmith « ne pouvait être reproduite ou utilisée sous quelque forme ou par quelque moyen que ce soit » sans l’autorisation de Goldsmith. La licence stipulait également qu’« Aucun autre droit d’utilisation n’est accordé ».
Vanity Fair a ensuite demandé à Andy Warhol de réaliser une œuvre de Prince pour accompagner l’article et lui a fourni la photographie de Lynn Goldsmith comme base.
Andy Warhol a réalisé cette œuvre, publiée dans l’édition de novembre 1984 de Vanity Fair. Lynn Goldsmith est alors citée comme source.[2]
Andy Warhol a ensuite utilisé cette photographie de Lynn Goldsmith comme référence pour réaliser 13 autres sérigraphies et deux illustrations au crayon (ci-après la « série Prince »).
Alors que Prince décède en 2016, le magazine Condé Nast publie en mai 2016 un numéro avec l’une des autres images de la série « Prince » d’Andy Warhol en couverture.
Pour cette image, Condé Nast s’est vu concéder une licence pour l’utilisation de l’œuvre de la FAW, titulaire des droits d’auteurs sur les œuvres réalisées par Andy Warhol. Cependant, Lynn Goldsmith n’est pas mentionnée et ne connaissait pas l’existence de cette image, et plus largement, de la série « Prince » par Andy Warhol, avant la publication.
Après avoir vu le numéro, Lynn Goldsmith assigne la Fondation Andy Warhol en contrefaçon de droits d’auteur.
La question en droit et les enjeux
Est-ce que l’utilisation par Andy Warhol de la photo de Lynn Goldsmith est couverte par l’exception du fair use (l’« usage loyal »), un concept juridique propre au droit américain, et ne constituerait pas une contrefaçon aux Etats-Unis à ce titre ? S’il s’agit d’un usage loyal, la FAW ne sera pas tenue de payer des droits d’auteur à la photographe pour cette utilisation.
Le fair use : une exception américaine au droit d’auteur
La section 107 du Copyright Act encadre l’exception de fair use avec l’appréciation de quatre critères cumulatifs :
Premier critère : l’objet et le caractère de l’usage de l’œuvre antérieure
L’usage est-il réalisé à des fins de commercialisation ou seulement pédagogiques ou encore personnelles ? Les utilisations éducatives et non commerciales à but non lucratif sont plus susceptibles d’être couvertes par le fair use.
Les utilisations « transformatives », celles qui ajoutent quelque chose de nouveau, modifiant l’œuvre antérieure avec une nouvelle expression, signification ou message, et ne reprenant pas seulement les éléments de la création originale, ont également plus de chances d’être considérées comme fair use. [3]
Deuxième critère : la nature de l’oeuvre protégée : expressive ou créative ; factuelle ou informative ; non publiée ou publiée.
L’utilisation d’une œuvre créative ou imaginative est moins susceptible d’être couverte par l’exception de fair use que l’utilisation d’une œuvre informative ou factuelle, comme un article technique par exemple. La raison en est que la diffusion de faits ou d’informations profite au public. En outre, l’utilisation d’une œuvre non publiée a moins de chances d’être considérée comme loyale, car le droit de divulgation appartient à l’auteur. Il lui permet de décider quand et comment son oeuvre sera divulguée.
Troisième critère : l’importance de la portion de l’œuvre originale utilisée. La quantité et le caractère substantiel ou non de cette portion, comparés à la création protégée dans son intégralité, sont pris en compte.
Si l’œuvre nouvelle comprend une grande partie ou une partie minime mais essentielle de l’œuvre antérieure, il est moins probable qu’elle soit protégée par le fair use.
Quatrième critère : les conséquences de l’acte de reproduction de l’œuvre protégée sur le marché potentiel ou sur la valeur de la création protégée. Par exemple, est-ce que les oeuvres sont destinées au même marché et pour les mêmes utilisations ? Dans l’affirmative, cela signifierait que les œuvres sont en concurrence sur le même marché, pouvant ainsi causer une perte de revenus à l’auteur de l’œuvre originale. Afin d’apprécier ce critère, les juges prennent en compte l’atteinte au marché de la photographie originale, mais également l’atteinte au marché des œuvres dérivées.
Par exemple, l’artiste Jeff Koons avait utilisé sans autorisation une photographie de Art Roger comme base pour réaliser des sculptures en bois, en copiant tous les éléments de la photographie. Il a vendu ces sculptures pour plus de 300 000 euros au total.
Sur le quatrième critère, la Cour d’appel du Second Circuit aux Etats-Unis a considéré qu’il n’était « pas invraisemblable qu’un autre artiste, disposé à demander une licence pour les droits de reproduction sur l’œuvre de Rogers, veuille réaliser une sculpture basée sur la photographie de Rogers. Compte-tenu de l’utilisation de l’œuvre par Koons, l’opportunité de développer un tel marché est réduite. De même, Koons pourrait prendre et vendre des photos de « String of Puppies », ce qui porterait préjudice au marché potentiel de Rogers pour la vente des cartes reproduisant « Puppies », en sus de toute autre utilisation dérivée qu’il pourrait envisager. » [4]
Si l’utilisation sans licence nuit au marché actuel ou futur de l’œuvre originale du titulaire du droit d’auteur, il est donc moins probable que le juge accorde la protection garantie par le fair use.
Ces facteurs sont évalués et mis en balance, avec d’une part, les droits de propriété intellectuelle d’un auteur sur ses œuvres, notamment le droit de concéder des licences permettant de développer des œuvres dérivées, et d’autre part la protection de la liberté d’expression.[5]
Afin d’éclairer le public sur ce qui pouvait ou non relever du fair use, le gouvernement américain a édité un « U.S. Copyright Office Fair Use Index »[6] listant des décisions de justice permettant d’apprécier le cadre de l’usage loyal d’une œuvre.
Cet index précise que « d’autres facteurs peuvent également être pris en compte par un tribunal dans l’évaluation du fair use, en fonction des circonstances », donnant lieu à une approche très casuistique de l’exception.
Ainsi, dans l’affaire Cariou v. Prince, la Cour d’appel avait considéré dans une décision très critiquée que pour être couvert par le fair use, il suffisait que l’œuvre nouvelle transforme l’œuvre originale avec une « nouvelle expression, un nouveau sens ou message ». [7]
En l’espèce, l’artiste Richard Prince, qui fait partie du courant appropriationniste, avait créé une série de 30 œuvres, intitulée Canal Zone, pour lesquelles il avait utilisé des images tirées du livre Yes, Rasta du photojournaliste Patrick Cariou. Les œuvres de Richard Prince superposaient parfois des couleurs ou d’autres éléments sur des images, par ailleurs inchangées, ou incorporaient des images dans un collage avec d’autres images tirées du livre de Cariou ou d’autres sources. La Cour a considéré que ces images, à l’exception de cinq qui ne connaissaient que des « altérations minimales », étaient couvertes par l’exception du fair use en raison des changements apportés à « la composition, la présentation, l’échelle, la palette de couleurs et les médias ».
Concernant les cinq images comprenant des altérations minimales, dont « Graduation » ci-dessus, le Tribunal avait renvoyé la question à l’appréciation du Tribunal de district. Un accord ayant été conclu entre les parties avant le jugement, la question est restée en suspens.
Le verdict de la Cour suprême dans l’affaire Goldsmith c/ la FAW est donc particulièrement attendu afin d’éclairer les artistes et les acteurs du marché de l’art quant au périmètre du droit d’auteur, et du fair use. En effet, le Tribunal de première instance et la Cour d’appel ont apprécié les critères de manière divergente.
En 2019, le Tribunal de première instance tranche en faveur de la FAW. Il a en effet considéré que l’utilisation par Andy Warhol de la photographie de Prince prise par Lynn Goldsmith comme base d’une série d’œuvres d’art était protégée par le fair use et que, par conséquent, la demande en contrefaçon de ses photographies portée par Lynn Goldsmith ne saurait prospérer.[8]
Focus sur la motivation du Tribunal de première instance :
Le Tribunal a considéré que : – Sur le critère 1 : L’œuvre de Warhol était « transformative » du fait des modifications apportées par Warhol aux photographies, en utilisant des « couleurs fortes et non naturelles » et en « supprimant le torse du chanteur pour mettre son visage et son décolleté au premier plan », ce qui donnaient aux œuvres de la série un caractère différent de celui des photographies. Également, « les œuvres de la série Prince peuvent raisonnablement être perçues comme ayant transformé l’image de Prince d’une personne vulnérable et mal à l’aise dans les photographies en une figure emblématique et plus grande que nature ». – Sur le critère 2 : La photographie est bien considérée comme une œuvre créative et n’a pas été publiée. Toutefois, le Tribunal considère ce facteur d’une importance limitée dans la mesure où les œuvres de la série Prince sont transformatives. – Sur le critère 3 : Bien que Warhol ait initialement utilisé la tête et le décolleté de Prince tels qu’ils apparaissaient sur la photographie, il a supprimé presque tous les éléments protégeables de la photographie pour créer ses œuvres. – Sur le critère 4 : Les œuvres de Warhol ne sont pas des substituts sur le marché portant préjudice, ou ayant le potentiel de porter préjudice, à celles de Lynn Goldsmith. |
Lynn Goldsmith a fait appel de cette décision.
En 2021 en appel, la Cour a annulé cette décision, considérant que l’œuvre de Warhol était « beaucoup plus proche de la reproduction de l’œuvre originale sous une forme différente ». Ainsi, l’oeuvre de Warhol se rapprocherait donc davantage d’une œuvre « dérivée », que d’une œuvre transformative.[9]
Focus sur la motivation de la Cour d’appel :
La Cour a considéré que : – Sur le critère 1 : L’ajout d’une nouvelle esthétique ou – Sur le critère 2 : La photographie est créative et non publiée. – Sur le critère 3 : L’« essence » de la photographie de Goldsmith se retrouve de manière évidente dans la série Prince de Warhol. – Sur le critère 4 : Les œuvres occupent des marchés distincts en ce qui concerne le marché primaire mais tant la FAW que Goldsmith ont accordé des licences pour leurs œuvres à des magazines souhaitant une représentation de Prince. De plus, il existe un marché pour les auteurs consistant à accorder des licences sur leurs œuvres à d’autres auteurs en tant que « référence d’artiste », afin de réaliser des œuvres dérivées. In fine, la FAW n’a pas apporté la preuve que la série Prince de Warhol ne menaçait pas la capacité de Goldsmith à obtenir des licences pour ce marché. |
La FAW a porté la question de l’appréciation du fair use devant la Cour suprême des Etats-Unis.
Le 12 octobre dernier, la Cour suprême des Etats-Unis a entendu les parties dans cette affaire. Elle rendra sa décision dans le courant de l’année 2023.
Sous l’angle du Droit français
En France, l’exception de fair use n’existe pas et il existe une liste limitative des exceptions au droit d’auteur dans le Code de la propriété intellectuelle à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle, notamment l’exception de courte citation, l’exception d’accessoire, l’exception universitaire et l’exception de parodie.
En l’espèce, il est probable que l’œuvre d’Andy Warhol serait qualifiée d’œuvre composite au sens de l’article L. 113-2 alinéa 2 du Code de la propriété intellectuelle, c’est-à-dire une « œuvre nouvelle à laquelle est incorporée une œuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière ». Dans cette hypothèse, Andy Warhol aurait dû demander l’autorisation de Lynn Goldsmith pour réaliser et exploiter sa série Prince. Dès lors, en exploitant ces œuvres sans autorisation, la FAW se serait rendue coupable d’actes de contrefaçon.
La décision de la Cour suprême des Etats-Unis en 2023 sera l’occasion de riches échanges et études comparatives entre la protection des artistes Outre-Atlantique et en France, pays connu comme étant particulièrement protecteur des droits d’auteur.
Pour aller plus loin …
Focus sur une jurisprudence française récente Le 30 septembre 2022, la Cour d’appel de Paris s’est prononcée sur une affaire dans laquelle le défendeur se réclamait du courant « appropriationniste » et invoquait sa liberté de création artistique[10]. Ce courant artistique consiste à incorporer une création existante dans une nouvelle œuvre[11]. En l’espèce, un artiste revisite des classiques de la peinture, en remplaçant les personnages dans ces tableaux par des figurines Playmobil. Il a notamment réalisé une œuvre réinterprétant La Joconde de Léonard de Vinci. En 2018, il découvre qu’un second artiste a créé un panneau composé de neuf reproductions revisitées de La Joconde. Parmi celles-ci, la reproduction partielle de son œuvre, La Joconde en Playmobil, sans autorisation. Il assigne alors ce second artiste en contrefaçon. La Cour a alors considéré que « l’incorporation dans une oeuvre nouvelle d’une oeuvre préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière constitue certes une oeuvre nouvelle qui est la propriété de l’auteur qui l’a réalisée, mais sous réserve des droits de l’auteur de l’oeuvre prééxistante ». La Cour reconnait donc l’originalité de l’œuvre antérieure et le caractère contrefaisant de son utilisation dans la seconde. Cet arrêt réaffirme le caractère exhaustif des exceptions au droit d’auteur prévues à l’article L. 122-5 du Code de la propriété intellectuelle et, partant, l’obligation pour les auteurs d’œuvres composites d’obtenir l’autorisation de l’auteur de l’œuvre préexistante avant d’en incorporer des reproductions dans leurs créations. |
Charlotte Scetbon
[1] Une « référence d’artiste » est une œuvre, en l’espèce une photographie, à partir de laquelle « un artiste crée une œuvre d’art ».
[2] https://archive.vanityfair.com/article/1984/11/purple-fame
[3] Andy Warhol II, 11 F.4th § 37 (citant Campbell v. Acuff-Rose Music, Inc., 510 U.S. 569, § 579 (1994)).
[4] Rogers v. Koons, 960 F.2d 301 (2d Cir. 1992
[5] Castle Rock Entm’t, Inc. v. Carol Pub. Grp, Inc, 150 F.3d 132, 141 (2d Cir. 1998)
[6] https://www.copyright.gov/fair-use/fair-index.html
[7] United States Court of Appeals (Second circuit), 25 avr. 2013, n° 11-1197-cv, Cariou v. Prince
[8] https://casetext.com/case/andy-warhol-found-for-visual-arts-inc-v-goldsmith
[9] https://casetext.com/case/andy-warhol-found-for-visual-arts-inc-v-goldsmith-1
[10] Cour d’appel de Paris – Pôle 5 – Chambre 2, 30 septembre 2022 / n° 20/18194
[11] https://www.cairn.info/revue-societes-et-representations-2021-1-page-119.htm